
Guillaume ROLET

LE SOMMEIL DE LA RAISON (T. I&II)
Être un « auteur de roman historique » est un réel privilège parce que cela signifie qu’une de mes passions, l’Histoire, est mon travail quotidien. Or, ce travail est également une joie absolue, mais avec cette joie surgit le devoir d’être aussi « vrai » que possible. Ainsi, comme dans mes romans précédents, à l’exception de la liberté de mon invention romanesque, l’ensemble des faits relatés dans Le Sommeil de la raison sont rigoureusement vrais.
Le titre s’inspire de l’eau-forte El sueño de la razón produce monstruos (Le sommeil de la raison engendre des monstres) de Francisco de Goya. Si le cauchemar de Goya reflète sa vision de la société espagnole corrompue, pour ma part, le Sommeil de la raison, contre lequel se bat vainement Horace, traduit l’aveuglement et les dissensions qui régnèrent au sein de l’armée et provoquèrent son désastre.
Les lignes de Torres Vedras sont le point de départ de l’histoire. Elles sont un des éléments du « plan » de Wellington que Napoléon a besoin de connaître et qu’il charge Horace de découvrir. C’est cette mission un peu spéciale qui me permet « d’envoyer » Horace sillonner le Portugal, ce qu’il n’aurait pu faire si je l’avais attaché à un état-major. Vous aurez d’ailleurs noté qu’il ne participe ni au siège de Rodrigo ni à l’unique « vraie » bataille de cette campagne, Bussaco. Non, j’ai voulu lui faire mener une autre « guerre », celle du renseignement, et lui permettre d’être le témoin révolté du naufrage de l’armée.
À l’automne 1809, la situation est favorable à Napoléon : la menace autrichienne s’est évaporée, l’alliance avec la Russie est effective, du moins en apparence, et la paix règne sur le continent à l’exception de la Péninsule. L’Empereur peut donc y reporter son attention. Dès octobre 1809, il détermine la composition d’une armée dont la mission sera d’envahir le Portugal et laisse penser qu’il pourrait la commander. Sa correspondance, jusqu’en décembre 1809, est pleine d’allusions à son prochain départ. Ce furent, a priori, son divorce d’avec Joséphine et son remariage avec Marie-Louise qui le firent changer d’avis.
Quoi qu’il en soit, ses objectifs n’ont pas changé : s’imposer en Espagne et renforcer le Blocus qui permettra de faire plier la Perfide Albion. Car, effectivement, de l’avis des observateurs de l’époque, la fin de la résistance semble proche : la quasi-totalité de l’Espagne est occupée, ne demeurent sous l’autorité de la Junte que la Galice et quelques villes, telles Valence, Badajoz, Rodrigo et Cádix. L’Andalousie sera bientôt conquise. Certes la guérilla est loin d’être vaincue mais la stabilisation de « l’ulcère espagnol » est en bonne voie. Parallèlement, la Grande-Bretagne montre de réels signes d’épuisement : elle puise dangereusement dans ses liquidités pour payer ses troupes et verser des subsides à ses alliés, connaît des problèmes économiques et sociaux. En outre, des membres de son gouvernement se demandent si l’engagement dans la Péninsule en vaut la peine. Enfin, ses rapports sont extrêmement tendus avec ses alliés.
J’ai tenté de décrire cette situation. C’est pourquoi, j’ai « fait parler » l’Empereur… J’aime beaucoup « faire parler » les « Grands », m’introduire (en toute modestie) dans leurs pensées. J’ai fait de même avec Wellington. Si le Grand Dessein qui anime ce dernier est le fruit de mon imagination, très sincèrement, je pense avoir peu inventé car, comme l’écrivait Bernard Shaw : « Les Anglais sont une race à part… N’importe quel Anglais est né avec un certain pouvoir miraculeux qui le fait maître du monde » . Wellington est souvent décrit comme un officier sans génie mais obstiné, énergique, méthodique, pragmatique et aux véritables aptitudes pour la guerre défensive. Il ne faisait, en outre, confiance à personne. Il est surtout le pur produit de la société britannique. Comme nombre de ses hommes, je le trouve peu sympathique… Après tout, ses soldats, qu’il qualifiait de « scum of the earth » , ne le surnommaient-ils pas la Vieille Fouine ?
Après Talavera, il n’eut d’autre choix que de se replier au Portugal. Prévoyant une nouvelle invasion, il remit au lieutenant-colonel Fletcher, le 20 octobre 1809, un mémorandum dans lequel il décrivait son système défensif : les lignes de Torres Vedras. Leur construction fut le plus grand exploit de génie militaire de l’époque napoléonienne. En octobre 1810, elles comprenaient 152 ouvrages défensifs garnis de 534 pièces d’artillerie. Il faut les imaginer comme une série de fortins établis sur les collines qui se succédaient au nord de la péninsule. Le secret qui entoura ce mémorandum est véridique. Comme vous vous en doutez, (hélas) il ne tomba pas entre les mains de cet Irlandais et encore moins entre celles d’Horace, mais il me fallait une raison pour que Colville, mon agent de l’Alien Office, réapparaisse. Il semble que nous n’en avons pas terminé avec lui…
Wellington aggrava les difficultés naturelles du pays par une politique de « terre brûlée » : l’autre pan de son plan. Ce fut la première fois qu’une telle stratégie de destructions systématiques fut mise en œuvre : deux cent mille Portugais furent déplacés. Des mémorialistes anglais ont décrit son horreur. Je citerai, entre autres, le grenadier Lawrence qui s’apitoie sur « ces malheureux plus maltraités par leurs alliés que par leurs ennemis » et un jeune officier, Moyle Sherer , qui est bouleversé par la triste cohorte des réfugiés contraints de quitter leurs foyers et d’abandonner leurs récoltes. Ces réfugiés grossirent la population de la capitale où leur affluence provoqua une terrible épidémie. En outre, les Portugais furent traités comme des forçats, soumis par la force et parfois sous peine de mort. Ils furent également poussés à la docilité par un discours ecclésiastique, dont les lettres de l’évêque d’Elvas, appelant à la guerre sainte aux côtés des Anglais (protestants) envoyés par la Providence, constituent un exemple significatif !
En fait, dès l’échec de Junot, le Portugal passa sous la coupe de Londres. Il devint un royaume tributaire. L’allié et protecteur britannique abusa de la situation, comme le montrent les traités de commerce et d’alliance signés en février 1810. Les Anglais, par ailleurs, encouragèrent une épuration de ceux qui pouvaient avoir de la sympathie pour les Français. La chasse aux « franchipanas » et autres « jacobinos » fut ouverte et une « terreur blanche » sévit dans le pays. L’agitation s’intensifia lorsqu’on apprit la concentration de l’armée de Masséna, atteignant son paroxysme lors de la « Setembrizada » de 1810. Les Afrancesados, à l’instar de Dom Jorge Manoel de Texeira, eurent à choisir entre la prison, l’exil ou la mort. Les Anglais, et Wellington, profitèrent de la psychose du complot pro français qui régnait depuis l’automne 1808.
Je pense sincèrement qu’une « union sacrée » des Portugais derrière l’allié anglais est un mythe d’autant que l’on estime que cette politique de « terre brûlée » causa la perte de 5 % des habitants du royaume lusitanien (cent mille victimes pour une population inférieure à deux millions) ! Cependant, si la stratégie de Wellington fut destructrice, elle fut surtout un succès.
Napoléon, à l’été 1810, disposa de trois cent cinquante mille soldats dans la Péninsule. Il fit le choix de placer Masséna à la tête de l’armée du Portugal car ce dernier était, selon lui, l’un des plus capables pour mener une campagne de cette ampleur. Masséna a alors cinquante-deux ans et si, à Essling et Wagram, il a agi avec brio, ses habitudes de sybarite, sa passion pour l’argent et le plaisir l’ont usé. Il est malade. Durant la campagne, il montra certes qu’il était encore capable d’éclats mais il fut surtout hésitant et incapable de saisir une opportunité. Je ne m’étendrai pas sur Henriette Leberton , mais elle ne lui facilita pas la tâche…
Incontestablement, le problème de l’armée fut la discorde au plus haut niveau. Le général Foy, dans son Histoire de la guerre de la péninsule, l’a résumée : « Ney [voulait] faire, mais il ne [savait] pas obéir […]. Junot, humilié à raison de se voir en troisième, là où il [avait été] naguère le premier, [voulait] de tout cœur que l’expédition manquât. Reynier [allait] bon jeu, bon argent, mais le prince ne l’aim[ait] pas. » Bref, tout le monde se détestait et préférait faire perdre un rival que faire gagner son camp. Un poison de l’esprit infecta l’armée.
Ce qui est incroyable, quand on se penche sur la conduite des opérations, c’est de constater à quel point on perdit du temps, permettant à Wellington de se préparer. On constate aussi qu’on négligea ce qui avait bâti le succès des campagnes antérieures : le renseignement, la surprise et la rapidité des marches. À ce titre, l’armée entra au Portugal sans connaître le terrain. Pourtant, Junot avait rapporté de nombreux mémoires rédigés par des ingénieurs géographes qui ne furent l’objet d’aucune étude. Il s’abstint également de proposer ses conseils. Qui plus est, comme je le fais dire à Barca, les officiers portugais qui accompagnaient Masséna furent d’une inutilité crasse. À Bussaco, dont je décris fidèlement les combats, Masséna trouva effectivement un chemin… le lendemain. C’est le chemin qu’Horace et ses compagnons découvrent… Bussaco fut une bataille inutile, qui traduit parfaitement mon idée de « sommeil de la raison » ! On comprend l’accablement d’Horace et de Taffin.
Masséna n’aurait découvert l’existence des lignes que le 5 octobre 1810. Pourtant, des informations avaient révélé, dès le mois de juin, que les environs de Lisbonne avaient été fortifiés. Personne n’en tint compte. Enfin, comme l’avait imaginé Wellington, le ravitaillement de l’armée française fut problématique et la disette permanente. Et, avec les dérives du haut commandement, le manque de ravitaillement et la généralisation du pillage altérèrent la discipline de l’armée.
Ce qui m’amène à parler de ces déserteurs qui se réfugient dans le castelo do Cristo (lieu que j’ai inventé). De tels regroupements sont avérés et ont été relatés par Marbot et Lord Blayney . Le cas le plus fameux fut celui d’un sergent du 47e de Ligne qui, fatigué de la misère dans laquelle il se trouvait, résolut de s’y soustraire. Il rallia des centaines de « mauvais sujets » des deux camps et s’établit dans un couvent abandonné. Un détachement en maraude révéla leur existence et une expédition fut menée pour supprimer ce repère. Fait prisonnier, le sergent fut fusillé. Les Anglais et Portugais de sa bande furent renvoyés à Wellington qui leur réserva le même sort. Je me suis inspiré de cet épisode mais Taffin, Cambous, Piquadier et Bowman auront été plus chanceux.
Comme vous l’avez noté, j’aime parler de la troupe. Outre La Grogne et Mort Subite que vous connaissez bien, il y a eu, précédemment, Dubois, Sans-Quartier et Wolff, Leduc, Trinquard, Lemaheux et Coquet… Cette fois-ci, j’ai donné vie à l’ingénieur géographe Peyrot, au sergent Taffin et à ses camarades Cambous et Piquadier, à Pasdeloup, Goubart et Loiseau. Ce fut passionnant. Il y en aura d’autres…
Si jusqu’à présent, je m’étais concentré sur des soldats français, j’ai pu, cette fois-ci, me pencher sur des Britanniques comme Zeke Bowman et Lochlainn, du 2/28 Foot, Mac Neill du 2/42 : « De simples briques dans un mur rouge »… Croyez-moi, me plonger dans les rangs de cette armée fut captivant. Bowman est l’archétype du « rebut de la terre ». J’ai tenté, à travers lui, de représenter cette société massivement inégalitaire dans laquelle les riches étaient fabuleusement riches et les pauvres terriblement dépourvus de tout. J’ai voulu parler de cette discipline inhumaine. La peine du « chat à neuf queues » était communément appliquée et, comme je l’explique, prompte, démonstrative et collective. Le nombre de coups de fouet était fonction de la gravité de la faute et ne pouvait excéder… mille coups ! J’ai voulu faire de Lochlainn l’exemple parfait du non commissioned officer – sous-officier – anglais : colonne vertébrale de cette armée, dépositaire de la discipline parmi les ranks & files. Cela ne va pas sans un certain mépris – bien réel – pour les officiers. Le sergent-major Peasy du film Revolution (1985), incarné par David Sutherland, a été une source d’inspiration.
Wellington fit de son infanterie l’une des meilleures du monde. Le général Foy dira d’elle : « En bataille, […] et aligné[e], il n’y a pas d’ennemi plus redoutable. [Elle] est solide au feu, exercée au métier et tire parfaitement […] » En tactique, Wellington privilégia toujours le choix de positions où ses troupes pouvaient être dissimulées et protégées du feu, avant de les précipiter à l’assaut. Ce fut le cas à Bussaco… La recette de Mont Saint-Jean / Waterloo se mettait en place. Les Exploring, Scouting ou Observing officers représentent un concept très moderne. L’exemple de ces officiers, mi-espions mi-officiers de renseignement, ainsi que les propos du général Jomini, quand il écrit qu’« Un général ne [doit] rien négliger pour être instruit des mouvements de l’ennemi, et employer à cet effet […] des officiers capables », m’ont incité à créer le personnage de Peyrot. Par ailleurs, l’héroïque sous-lieutenant Foulon, de la Gendarmerie d’Espagne, dit « la terreur des bandes », m’a convaincu que Peyrot pouvait agir derrière les lignes ennemies. En effet, Foulon s’infiltrait, seul ou non, pour chasser les guérilleros avec succès. Alors, pourquoi pas Peyrot et… Horace ?
Je n’oublie pas le capitaine Bartolomeu de Texeira qui, en prenant conscience que son pays n’est plus qu’une nation de second rang, incarne le malaise qui anima certains Portugais et annonce les futures luttes d’après-guerre entre libéraux et monarchistes. Je ne pouvais pas non plus ignorer les guérillas. El Charro (1774-1832) a bel et bien existé. Il fut un chef de bande très entreprenant, brave et audacieux… El Desollador est un cabecilla que j’ai inventé mais je ne doute pas qu’il aurait pu exister.
La destruction d’Almeida se déroula comme je l’ai décrite. Le bruit de l’explosion retentit à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde. Cinq cents habitants périrent ainsi que six cents soldats et deux cents artilleurs. Ce fut, pour Masséna, un hasard « heureux ». Enfin, comme je n’avais pas envie de faire traverser l’Espagne à Horace, j’ai décidé de le faire voguer sur l’Atlantique. En fait, je voulais, sans prétention, décrire un combat naval. Je l’ai eu avec Le Chasseur et le HMS Diamond. J’aurais tant aimé que mon père, officier de marine, puisse le lire pour me dire ce qu’il en pensait… Le lieutenant de vaisseau Desbrières n’a pas existé mais il incarne ces nombreux officiers de la marine impériale qui affrontèrent courageusement la Royal Navy sur les mers du globe et remportèrent, plus souvent qu’on ne le croit, des victoires en combat singulier.
Cette troisième invasion fut un fiasco aux terribles conséquences et pesa sur le destin de l’Empire napoléonien : les Français jugèrent désormais impossible d’organiser une nouvelle invasion et perdirent l’initiative. Wellington remporta une première victoire incontestable qui marqua le début d’une nouvelle phase dans la guerre péninsulaire et rendit « l’ulcère espagnol » inguérissable. Dès lors, il disposa d’une base arrière inexpugnable à partir de laquelle il se lança à l’assaut de l’Espagne et, in fine, de la France. Ainsi, Napoléon est, sans conteste, le premier responsable de cet échec et son absence aura été rédhibitoire.
Oui, Le Sommeil de la raison est le résultat de ma liberté romanesque mais d’une liberté romanesque qui se veut la plus proche possible de la réalité.
UNE AVENTURE D’HORACE DRAGANCE, OFFICIER DE L’EMPIRE.
1809. Le système napoléonien s’est emballé et déréglé. Son infaillibilité est remise en question.
L’Autriche, entraînée par le parti de la guerre, veut une revanche éclatante, et que l’Allemagne se soulève à son appel.
Sous la pression des événements, Napoléon a quitté précipitamment l’Espagne qu’il a stabilisée mais pas pacifiée et, en quelques jours, a rejoint Paris où l’on intrigue. L’opposition parlementaire a en effet relevé la tête, pensant pouvoir s’appuyer sur la morosité de l’opinion.
Talleyrand et Fouché, les deux ennemis encore hier irréconciliables, se sont spectaculairement rabibochés pour, dit Metternich, être « prêts à prendre le gouvernail dans le moment où le premier choc du vaisseau renverserait le pilote lui-même ». Mais si l’Empereur réussit à juguler les ambitions à l’intérieur, il ne parvient pas à éviter l’affrontement à l’extérieur avec cette cinquième coalition stipendiée par l’Angleterre. Ce sera donc la guerre.
Ce sera également le début de la période des victoires difficiles. Cependant, il y a pire encore : un complot aux ramifications extraordinaires menace le fondement même de l’Empire. Comme l’écrira le général baron Pelet, cité par Emmanuel de Las Cases dans Le Mémorial de Sainte Hélène : « La cinquième coalition se présent[a] tout à la fois guerrière et conspiratrice. Soumise à la direction machiavélique du ministère anglais, tout lui sera bon. »
Horace, à peine remis des blessures physiques et morales qu’il a reçues à Saragosse, est affecté à l’armée d’Italie qui est bien mal entrée en campagne. Malgré lui, iI sera bientôt entraîné dans une spirale infernale d’où surgiront, tel un irrésistible cauchemar, des ennemis implacables qu’il connaît trop bien et qui chercheront sa mort.
Dans le fracas des batailles, sur la Piave, en Dalmatie et jusqu’au cœur de l’Autriche, aidé de ses fidèles compagnons, Jules, La Grogne, Mort Subite et Jean Jean, guidé par l’amour de Marìa, il devra dénouer les fils de cet incroyable complot. Il est loin d’imaginer que tous ces événements le mèneront à l’une des plus gigantesques batailles des guerres napoléoniennes, incontestablement un tournant dans leur histoire : la bataille de Wagram.